Luc Ferry: «Sur l’Ukraine, Nicolas Sarkozy a largement raison»
Par
Luc Ferry.
LE FIGARO
CHRONIQUE – De toute évidence cette guerre plombe l’Europe alors qu’elle bénéficie aux États-Unis, mais paradoxalement aussi à Poutine.
Critiqué, voire insulté pour ses propos sur la guerre en Ukraine par tout ce que le pays compte de grandes consciences morales (et Dieu sait qu’il n’en manque pas…),
Nicolas Sarkozy n’en a pas moins dit,
dans son entretien accordé au Figaro Magazine, un certain nombre de vérités avec une liberté de ton qui tranche sur le conformisme ambiant. Pour commencer, il a bien sûr rappelé que l’agression russe violait le droit international mais que pour autant, si on voulait sortir d’un conflit qui s’annonce aussi interminable que meurtrier, il fallait comprendre trois choses.
D’abord que l’Ukraine est à l’évidence un pont entre la Russie et l’Europe occidentale. À l’est, les communautés russophones et russophiles sont nombreuses et plus on va vers l’ouest, plus on se rapproche de la Pologne et plus on est pro-américain. Tant par son histoire, sa géographie et sa diversité culturelle explosive, l’Ukraine n’a vocation à entrer ni dans l’Otan ni dans l’UE. Dire le contraire, c’est non seulement lui faire miroiter des fausses promesses, mais c’est prendre le risque, comme l’a démontré la guerre civile du Donbass, de la déchirer.
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Il a ajouté ensuite qu’aucune solution n’était possible par la guerre: il est désormais évident que malgré les dizaines de milliards déversés par les États-Unis pour armer l’Ukraine, sa contre-offensive patine, de sorte qu’au final une négociation s’imposera, si du moins on veut éviter une catastrophe, hélas encore possible. Non seulement la Russie est la deuxième puissance nucléaire mondiale mais, politiquement, Poutine ne reculera jamais. Au reste, pour l’Ukraine, un après-Poutine serait pire encore.
Les grands gagnants
Mais allons plus loin: supposons même que l’Ukraine gagne ce conflit, qu’elle parvienne à restaurer son intégrité territoriale y compris en Crimée,
reste que la guerre qui sévit dans le Donbass depuis 2015, faute d’une application des accords de Minsk, ne serait pas éteinte. Comme l’a dit Edgar Morin, un intellectuel peu suspect d’être un pro-Poutine d’extrême droite,
la Crimée est à 85 % peuplée de Russes de sorte qu’au lieu de vouloir la récupérer à tout prix par les armes, il faudra bien se résoudre un jour, comme le propose Sarkozy, à y organiser des élections libres, supervisées par l’UE.
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De toute évidence cette guerre plombe l’Europe alors qu’elle bénéficie aux États-Unis, mais paradoxalement aussi à Poutine. Les États-Unis en sont les grands gagnants: ils vendent leurs centrales nucléaires à la Pologne, des F35 à l’Allemagne, le blé du Middle-West et le pétrole de schiste au monde entier, le conflit ayant au passage permis à Biden de sauver les midterms, de reconstituer l’Otan dont Macron disait pourtant il y a peu qu’elle était
«en état de mort cérébrale»et d’apparaître à 81 ans comme le leader incontestable du monde libre!
Pendant ce temps-là Poutine, soutenu comme jamais par son peuple, apparaît comme l’autre gagnant d’un conflit qui lui permet hélas de fédérer autour de lui tous les ennemis de la démocratie. Entre autres: la Chine, l’Inde, la Corée du Nord, l’Iran, mais
aussi une bonne vingtaine de pays d’Afrique qui, animés par la haine des anciens colonisateurs, se précipitent comme on le voit au Niger dans les bras de la Russie.
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Empêtrée dans ses divisions sous une fausse apparence d’unité (pour ne rien dire des autres, la Pologne et la France sont tout sauf sur la même ligne…), minée par l’inflation,
l’UE devenue bêtement atlantiste s’avère incapable de proposer un plan de paix. On rêverait d’un de Gaulle, voire d’un Védrine, mais encensant Hollande, François Heisbourg se dit dans
L’Express«en état de sidération» devant les
«apparentements terribles de l’ancien président avec les extrêmes» (on en frémit d’horreur…). Pour faire bonne mesure, il laisse entendre qu’il aurait été payé par les Russes, des
«suites judiciaires» étant possibles.
Plutôt qu’insulter Sarkozy de manière aussi vulgaire, on aurait aimé un débat argumenté, mais il est vrai que l’insulte prend toujours place quand l’argumentation fait défaut.
Par contraste, on lira l’article de Gérard Araud publié dans
Le Point qui, bien que partiellement en désaccord avec Sarkozy, lui donne malgré tout raison sur l’essentiel, une discussion courtoise et intelligente qui tranche avec les invectives de ceux qui considèrent depuis leur canapé que plaider pour la paix est forcément «munichois» et que les centaines de milliers de morts que cette guerre imbécile a déjà causés sans le moindre résultat utile doivent nous inciter à continuer dans l’escalade insensée de l’armement et de la mort.